Auteur : Daniel Cefaï
Titre : Jane Addams, W. E. B. Du Bois et le vote des femmes. Élection de 1912, organisations civiques et Parti progressiste
Éditeur : La Bibliothèque de Pragmata (septembre 2023)
Langue : français
Broché :‎ 405 pages
ISBN : 978-2-9589629-0-6
Télécharger le livre

Jane Addams, W. E. B. Du Bois et le vote des femmes. Élection de 1912, organisations civiques et Parti progressiste, proposé par Daniel Cefaï, poursuit un cycle d’enquêtes sur les social settlements (parues dans les numéros 3 et 4 de la revue Pragmata). La formation de la société civile dans les années 1890-1920, associant activisme éthique et juridique, enquête sociale et expérimentation civique, a beaucoup dû à ces communautés de femmes et d’hommes, qui s’établissaient dans des quartiers déshérités des grandes métropoles. Les textes de Jane Addams témoignent du type de questions politiques que la condition des femmes pouvait soulever au début du xxe siècle aux États-Unis, à un moment d’intensification de la bataille pour le droit de vote, qui sera obtenu en 1920. Addams est aujourd’hui devenue une héroïne du « pragmatisme féministe » (Seigfried, 1996). Elle a été présentée, avec les autres résidentes de Hull House, comme une victime du sexisme qui régnait à l’Université de Chicago, dans le monde universitaire en général et dans le département de sociologie en particulier, dont les femmes étaient exclues (Deegan, 1989). De fait, Edith Abbott et Sophonisba Breckinridge, qui ont longtemps dirigé, à partir de 1909, le « département des investigations sociales » de la Chicago School of Civics and Philanthropy, l’ancêtre de l’école de travail social de l’Université de Chicago qu’elles dirigeront après 1920, auraient mérité, haut la main, au vu de la qualité de leurs enquêtes sur le logement, la prison ou l’école, de rejoindre le département de sociologie ou d’économie. De même, parmi les résidentes de Hull House, Florence Kelley ou Julia Lathrop auraient eu toute leur place à l’école de droit (Law School) ou au département de science politique. Alice Hamilton aura plus de chance et poursuivra une carrière remarquable, à partir de 1919, à l’école de médecine de l’Université Harvard, où elle aura les moyens de développer ses recherches en toxicologie industrielle.

Si la plupart des femmes ont eu du mal à conquérir droit de cité à l’Université et dans un certain nombre de professions de la grande entreprise, de la médecine ou du droit, elles sont en première ligne des innovations concernant les domaines du social, de l’éducation et de la santé, du droit du travail, de l’enfance et de la ville. À travers leur activisme qui associe étroitement advocacy, enquête et expérimentation, elles façonnent les réseaux d’organisations et les répertoires rhétoriques de la « société civile ». Les clubs, associations, ligues et settlements, souvent impulsés et contrôlés par des femmes, se ramifient en un réseau de réseaux, qui offre un milieu de gestation à toutes sortes d’enquêtes et d’expérimentations. Au-delà de leur rôle dans l’émergence d’une nouvelle écologie des problèmes publics, les femmes, pourtant privées d’accès aux postes d’élues et interdites d’élection dans la plupart des États, n’en sont pas moins à l’origine d’un grand nombre de politiques publiques, d’abord sous la forme d’initiatives locales, puis d’actions municipales, étatiques ou fédérales. Theda Skocpol (1992) a rendu populaire l’image d’un État-Providence maternel, né de la réponse aux problèmes des femmes et des enfants, des veuves et des orphelins, des malades et des dépendants, des infirmes et des Vétérans.

Le problème du suffrage féminin est très directement lié à ces questions. Il est intéressant, à ce titre, de relire quelques-unes des prises de position d’Addams – rendues disponibles dans un dossier de traductions. Ces textes sont examinés à un moment-clef de l’histoire politique des États-Unis, l’épreuve de l’élection présidentielle de 1912, qui a vu surgir un tiers-parti, le Parti progressiste, produit de la sécession de Theodore Roosevelt du Parti républicain. Addams s’y est fortement engagée, accompagnée par une bonne partie du mouvement réformateur, et en particulier, par les bataillons de travailleurs sociaux, à l’époque en pointe du traitement de la question sociale. En l’espace de quelques mois, le Parti progressiste s’est gagné le ralliement actif de nombreuses organisations. Cette campagne électorale aura signé l’entrée en politique des femmes : l’image d’Addams à la tribune de la Convention fondatrice de Chicago le 7 août 1912 marquera les esprits des contemporains. Et, chose tout aussi inédite, elle aura permis l’intégration du suffrage féminin dans le programme du Parti progressiste, ainsi que de la question sociale et d’une série de problèmes directement liés à l’expérience des femmes (lait des bébés, éducation des enfants, pensions aux mères, etc.). Un seuil avait été franchi. Les deux grands partis, démocrate et républicain, allaient devoir s’aligner.

Cette étude de cas, qui touche à la fois à l’étude des problèmes publics, des mobilisations collectives, et des partis politiques, procure un excellent poste d’observation de comment se font des « publics », une « société civile » et une « communauté politique ». Elle nous aide à comprendre à quelles expériences concrètes renvoient les catégories que l’on rencontre dans l’Éthique de Dewey et de Tufts en 1908, sous la plume de Follett dans Le Nouvel État en 1918 ou sous celle de Dewey dans Le Public et ses problèmes en 1927. Addams voyait dans la caisse de résonance nationale que la campagne électorale lui offrait une occasion de faire valoir ses conceptions de l’éthique sociale en démocratie – une anticipation de ce que nous appellerions aujourd’hui des politiques du care. Cet élan collectif sera en partie brisé par les prises de position pacifistes d’un grand nombre de femmes réformatrices et par le retour de flamme conservateur à la fin de la Grande Guerre. Mais après une phase de radicalisation d’une partie du mouvement des femmes, le droit de vote leur serait définitivement reconnu. Si Addams est devenue une icône du pragmatisme féministe, l’examen, par ailleurs, des choix électoraux de Dewey, Mead, Follett ou Du Bois, que nous avons essayé de reconstruire quand ils n’étaient pas explicites, atteste de l’absence d’unité politique de ce que l’on appelle aujourd’hui « le pragmatisme ». 1912 est aussi resté dans les mémoires pour l’exclusion de la plate-forme progressiste de la question raciale – et, au sein du parti progressiste, des délégations noires qui aspiraient à s’y engager. Quelques-unes des raisons de la difficile relation, à l’époque, entre cause noire et cause féministe, sont examinées. W. E. B. Du Bois s’est pourtant dépensé pour les faire avancer de pair et a pris des positions radicales sur le vote des femmes, en particulier dans la revue de la NAACP, The Crisis. Addams a, comme Dewey, subi les critiques de trop grande tiédeur vis-à-vis de situations d’inégalité, de discrimination et de violence raciales, au déni de ses multiples engagements en faveur de la communauté noire. On s’efforcera de documenter sans pathos inutile ces prises de position.