Auteur : Joan Stavo-Debauge
Titre : John Dewey et les questions raciales. A propos d’une controverse actuelle
Éditeur : La Bibliothèque de Pragmata (septembre 2023)
Langue : français
Broché :‎ 207 pages
ISBN : 978-2-9589629-1-3
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Le deuxième volume de « La Bibliothèque de Pragmata » est consacré à la façon dont Dewey a compris et analysé les relations raciales et aux interprétations contemporaines qui en ont été données. Stavo-Debauge a commencé par traduire et commenter un texte peu connu en France de John Dewey, « Racial Prejudice and Friction », paru en 1922. C’est un texte qui peut paraître déroutant. Dewey y défend une position sur les questions raciales, qui n’est ni celle d’un multiculturalisme, ni celle d’un melting pot. Il semble en retrait par rapport à ses textes précédents, où il valorisait la « diversité » et voulait voir l’Amérique comme une nation réconciliée avec le caractère « interracial » et « international » de sa « composition ». Dans « Racial Prejudice and Friction » Dewey écrit en effet qu’un fond de rejet de « l’étrange » et du « nouveau » est peut-être inéliminable, évoquant une « aversion instinctive du genre humain pour ce qui est nouveau et étrange, pour tout ce qui est différent de ce à quoi nous sommes habitués, et qui choque donc nos habitudes coutumières ».

La question qui s’est posée est celle du sens précis de ce texte. Comment le prendre ? Le lecteur bute sur son caractère énigmatique, et celui-ci grandit au fil de sa réception la plus récente. Le traitement de la question raciale par Dewey a été accusé d’être en demi-teinte, de manquer de sensibilité à la « ligne de couleur », aux lois Jim Crow, aux violences, et à toutes les pratiques de ségrégation et de discrimination. Cela a amené certains auteurs contemporains à analyser les distorsions de sa perspective et à la rejeter. De façon plus générale, le pragmatisme s’est retrouvé sur la sellette – il serait victime, comme tant d’autres, de l’« ignorance blanche » ou, critique plus grave, il jouirait du « privilège blanc » et le reconduirait. L’opération, d’envergure, a fait naître un monde de questions et de réponses, de critiques et de répliques : les argumentaires de Eddie Glaude Jr, Shannon Sullivan, Gregory Pappas, Charlene H. Seigfried, Frank Margonis, Thomas Fallace et de bien d’autres sont ici scrutés à la loupe. Joan Stavo-Debauge a essayé d’en avoir une lecture mesurée, apprenant de cette controverse, tout en en montrant les limites, souvent dues au parti pris idéologique ou à la projection anachronique d’enjeux contemporains sur des contextes qui disposaient de leurs propres reliefs et nuances. Chemin faisant, après avoir traduit « Racial Prejudice and Friction » (1922), il a décidé de traduire également deux autres courts textes : « Address to National Negro Conference » (1909) et « Address to the National Association for the Advancement of Colored People » (1932). Dans la controverse actuelle, les chercheuses et chercheurs qui instruisent le procès du pragmatisme inscrivent ces deux autres textes dans un même dossier, en arguant qu’il attesterait du peu d’intérêt de Dewey pour la question de la « race », sur laquelle il ne se serait pas (assez) souvent penché.

Si la critique n’est pas entièrement dénuée de pertinence, Stavo-Debauge montre qu’elle est parfois inutilement sévère, voire injuste. D’abord, les écrits de Dewey consacrés au racisme sont beaucoup plus nombreux que ne le disent les auteurs contemporains : au-delà de ces trois courts textes, on trouve dans son œuvre de multiples passages traitant du racisme, de la xénophobie et de l’inhospitalité. Les critiques négligent aussi la constance de ses engagements antiracistes : Dewey fut non seulement l’un des membres fondateurs de l’Association nationale pour l’avancement des personnes de couleur, la NAACP, mais il s’est aussi beaucoup inquiété de l’antisémitisme et du racisme frappant les personnes originaires de Chine et du Japon. En revenant sur la controverse qui faisait rage aux États-Unis, Stavo-Debauge s’efforce ainsi d’étendre la masse documentaire usuellement prise en compte par les auteurs contemporains. Il faudrait prendre en considération les écrits de Dewey sur le « pluralisme culturel » et examiner de près la façon dont il infléchissait le traitement de la question de l’« assimilation », dont il transformera sensiblement le sens en mutualisant le processus – l’assimilation se fait dans les deux sens.

Quant aux trois textes qui sont au cœur d’une vive controverse depuis une vingtaine d’années, Stavo-Debauge s’applique à les contextualiser et à mettre les analyses de Dewey en vis-à-vis de la perspective d’autres auteurs, entre autres W. E. B. Du Bois. L’opposition systématique entre Dewey et Du Bois est ainsi évitée, et sont rappelés ses engagements à ses côtés à la NAACP ou à la Ligue pour une action politique indépendante (League for Independent Political Action – LIPA). L’auteur prend soin de relever, par exemple, que l’intervention – actuellement si décriée – de Dewey à la NAACP en 1932 doit énormément à son statut de président de la LIPA : en effet, tout porte à croire qu’il parlait ce jour-là en tant que représentant de cette organisation, dont Du Bois était un vice-président assez réservé.

Un point qui a beaucoup retenu l’attention de Stavo-Debauge, c’est le passage de l’optimisme de « Nationalizing Education » (1916) à la vision désenchantée, voire franchement pessimiste de « Racial Prejudice and Friction ». Ce passage ne montre pas seulement l’attention de Dewey au « contexte », particulièrement troublé dans les années d’après-guerre, comme Du Bois lui aussi le dira dans Dusk of Dawn (1940). Ce passage montre que Dewey était beaucoup moins optimiste que l’on veut bien le dire. Rien qu’à ce titre, « Racial Prejudice and Friction » est donc un texte important, en ceci qu’il permet de nuancer le portrait qui est couramment fait de Dewey : le méliorisme foncier de sa philosophie ne lui interdisait nullement d’avoir un sens du tragique et une dose de pessimisme. Une dernière préoccupation de cette nouvelle interprétation de la question raciale selon Dewey a été de relier celle-ci avec la conception des « instincts » et des « habitudes » développée dans Human Nature and Conduct (1922) et avec le traitement du « préjugé », initialement développé dans How We Think (1910). Autrement dit, « Racial Prejudice and Friction » est pris comme le carrefour de multiples interrogations. Ce texte est loin d’être un texte mineur. L’attention qui lui est accordée depuis plusieurs années n’est donc pas fortuite, même si les chercheuses et chercheurs qui le commentent, âprement, sont, en raison de leurs anachronismes, relativement injustes avec ce que Dewey y proposait.